Le rôle des Services hydrométéorologiques dans l’économie de l’information
- Author(s):
- Charles Ewen, Met Office
En tant que technicien supérieur travaillant dans un domaine très scientifique, j’ai passé plus de temps qu’on ne pourrait le penser à expliquer ce qu’est la croissance exponentielle. Auparavant, j’utilisais principalement des analogies, des grains de riz sur un échiquier aux bactéries dans une boîte de Pétri. En ces temps difficiles et incertains, je m’aperçois que dois l’expliquer beaucoup moins souvent. En effet, malheureusement, la pandémie de COVID-19 nous a tous fait prendre conscience des conséquences que la croissance exponentielle peut avoir sur notre société. Les problèmes n’apparaissent pas au début, mais plutôt au moment où les grands nombres commencent à être multipliés par deux.
En 1965, Gordon Moore, co-créateur d’Intel, a publié son article fondateur dans le magazine Electronics. Il a écrit un commentaire souvent repris sur le «component cramming» (entassement des composants), désormais associé au nombre de grilles en silicium qui peut être pressé sur une plaquette de silicium. Cependant, d’autres aspects de l’article étaient encore plus instructifs: M. Moore soulignait que cet entassement conduirait à une «complexité [à croissance exponentielle] pour des coûts de composants minimaux». Ces dernières décennies, nous nous sommes tous habitués au «changement technologique», mais il est encore facile de sous-estimer l’effet spectaculaire de la croissance exponentielle sur les grands nombres.
L’essor de l’économie de l’information
Dans The Second Machine Age, livre riche d’enseignements qu’ils ont publié en 2014, Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee postulent que l’humanité est à l’aube d’un changement économique et social comparable à la révolution industrielle, qui concernera l’esprit plutôt que le muscle. Ils y laissent entendre que cette révolution de l’esprit nécessitera beaucoup moins de temps que les quelque 100 ans qu’il a fallu à la révolution industrielle pour transformer notre monde. Moins de sept ans plus tard, il semble qu’ils aient raison. Les entreprises qui génèrent actuellement le plus de bénéfices au plan mondial peuvent attribuer leur croissance spectaculaire, du moins dans une certaine mesure, au fait d’être intégrées dans le secteur de l’«information».
Au Met Office (Service météorologique du Royaume-Uni), les équipes de direction ont consacré beaucoup de temps et d’énergie à comprendre l’«économie de l’information», le rôle que nous jouons déjà et ce que nous pourrions modifier pour offrir le maximum de profit public. Une telle démarche s’est révélée difficile car, à bien des égards, des organisations comme le Met Office ont toujours été actives dans ce secteur. Nous avons également joué un rôle de pionnier pour ce qui concerne les nombreuses implications technologiques de la loi de Moore, en termes d’exploitation de plates-formes technologiques à très grande échelle, de plates-formes d’observation complexes et de simulations sophistiquées. En effet, il est également possible de caractériser la science appliquée ou la météorologie opérationnelle comme des éléments du secteur de l’information, puisqu’il s’agit en fin de compte de générer de nouvelles connaissances ou d’aider à la prise de décisions.
Autre facteur du développement de l’économie de l’information, davantage de personnes travaillent maintenant dans le secteur de l’information, et bien plus encore dans le secteur des prévisions. L’un des postulats fondamentaux de l’apprentissage automatique est le développement d’algorithmes capables d’identifier des schémas dans les jeux de données qui représentent un système. En supposant que ce système continue de se comporter à l’avenir comme il l’a fait par le passé, nous obtenons une capacité de prédiction. Ce phénomène est bien documenté ailleurs et conduit à la croissance rapide des organisations qui œuvrent, d’une certaine manière, dans le domaine des prévisions. Je m’abstiendrai de commenter ici les possibilités à plus long terme de l’apprentissage automatique s’ajoutant aux modèles sophistiqués basés sur la physique. Ce débat mis à part, l’apprentissage automatique aura certainement un impact significatif sur notre mission globale, qui consiste à aider les gens à prendre de meilleures décisions. C’est un autre exemple des nouvelles façons dont les Services météorologiques et hydrologiques nationaux (SMHN) devront interagir avec l’économie de l’information, par opposition à l’entreprise météorologique.
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Aujourd’hui: Chaque SMHN publie sur Internet des données recueillies avec des méthodes disparates pour les mettre à la disposition de l’économie de l’information. En raison de la verbosité et de la complexité des données ainsi que de la variété des méthodes et des formats, il est difficile, voire impossible, pour l’économie de l’information d’utiliser ces données. L’«entreprise météorologique» a donc tendance à avoir un effet cumulatif (à gauche). Et demain? Grâce aux interfaces API et à des méthodes et normes convenues, la communauté des SMHN fournit des données et des avis (prévisions, alertes, etc.) à la demande. Ainsi, l’impact de la verbosité sur l’envoi de données en masse est limité et, via le nuage public, il est possible de résoudre la question de la complexité des données grâce à une capacité de calcul permettant un traitement axé sur l’utilisateur (à droite). |
De même, l’effet de la croissance exponentielle sur la disponibilité, à un prix abordable, d’infrastructures de grande capacité à haut rendement est également très important. Les infrastructures à grande échelle ne sont plus réservées à ceux qui ont accès à des capitaux importants et sont capables de les gérer. Le nuage public accélère encore le changement technologique en permettant aux petites et moyennes entreprises – et aux individus talentueux – de consulter, de traiter, d’associer, d’analyser et d’utiliser de grandes quantités de données. Cette avancée ouvre de nouvelles possibilités de collaboration dans tous les domaines de nos organisations, mais elle exige également que nous rendions nos données utilisables par ces nouvelles entités. Le meilleur moyen d’y parvenir n’est probablement pas de se contenter d’«arroser» Internet de grandes quantités de données disparates et complexes.
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| Superordinateurs météorologiques et climatologiques du Met Office. |
Un autre défi pour le Met Office a été de repenser des concepts tels que «la chaîne de valeur météorologique» et «l’entreprise météorologique». Les décisions prises dans le monde réel ne sont généralement pas uniquement fondées sur l’état futur de l’atmosphère, mais plutôt sur son impact probable sur notre vie quotidienne. Les informations correspondantes ne peuvent souvent être obtenues qu’avec d’autres données qui ne sont pas liées au temps, à l’eau ou au climat. Pour de nombreuses décisions importantes, telles que l’investissement dans des ouvrages de protection contre les inondations ou le choix de l’itinéraire le plus sûr pour les avions, le temps et le climat sont les facteurs dominants, mais, dans la plupart des cas, de nombreux autres facteurs sont à prendre en compte. Par ailleurs, à cause de la verbosité et de la complexité des simulations des systèmes modernes de prévision d’ensemble, il n’est pas réaliste, abordable ou même possible de diffuser les données en temps utile. Pour reprendre les mots de Ray Kurzwell, nous avons atteint la «seconde moitié de l’échiquier». Il est donc nécessaire de recourir à une plate-forme ouverte, qui facilite l’intégration des données et algorithmes de traitement provenant d’autres domaines de l’économie de l’information. Dans l’idéal, il faudrait être capable d’intervenir sur tous les jeux de données au moment de leur génération. La notion plus traditionnelle de diffusion généralisée de données de simulation en vue de leur exploitation par des tiers (et l’obtention consécutive d’un bien public) ne résiste pas à l’épreuve des (très) grands volumes de données. Cette perspective, qui peut prêter à controverse, repose sur le postulat d’un remplacement très rapide de l’«entreprise météorologique» par l’«économie de l’information» au sens large.
Comment penser différemment
Tous les SMHN sont habitués à jouer plusieurs (ou au moins deux) rôles. À de très rares exceptions près, les Services météorologiques appartiennent à leur gouvernement national tout en faisant partie d’une communauté internationale, orchestrée par l’OMM (ce qui leur donne déjà deux rôles). De nombreux Services météorologiques disposent également de programmes de recherche et/ou de programmes de modèles mondiaux ou à domaine limité à différentes échelles spatiotemporelles. Ils exploitent tous des programmes d’observation. Ils interagissent tous dans une certaine mesure avec le secteur privé et le secteur tertiaire, certains de façon limitée et d’autres de façon intensive. Ce caractère multidimensionnel implique généralement un fonctionnement lent et à long terme. À ce titre, les organisations sont très habiles à changer de rôle, et à penser, planifier et agir selon différentes perspectives. Au Met Office, nous avons décidé de repenser et de planifier nos activités dans la perspective d’une «entreprise de mégadonnées active dans l’économie de l’information». Quelles en ont été les conséquences? Voici quelques-unes de nos conclusions sommaires:
- L’économie de l’information est mondiale par nature. Tout comme le temps et le climat, elle ne connaît pas de frontières géopolitiques mais a un impact local. C’est là que résident une opportunité et un défi majeur: définir la contribution de l’hydrométéorologie à l’économie de l’information. Aujourd’hui, alors que notre communauté est forte et que la collaboration en son sein a connu un succès phénoménal dans de nombreux domaines, il est très difficile (voire impossible) d’interagir de manière significative avec elle en tant qu’entité/mécanisme/source de vérité unique. Cette situation est principalement due au fait que nous ne proposons pas de méthode ou de point d’accès unique et unifié.
- Les données que nous partageons publiquement ne sont souvent pas adaptées, ni présentées d’une manière qui soit utile, aux non-experts qui ont besoin d’informations faisant autorité pour prendre des décisions dans le monde réel. Ces données sont en général des «prévisions météorologiques» (ou climatologiques).
- Les prévisions diffèrent fondamentalement des données qui décrivent des «faits» (par exemple des observations). Il s’agit essentiellement d’«opinions». Nous devons savoir d’où elles proviennent, qui en est l’auteur, et quand et comment elles ont été établies afin de pouvoir les interpréter et les utiliser correctement. S’agissant de l’élaboration de politiques et de stratégies, le mot «données» est une simplification excessive, car le traitement d’une «opinion» est très différent du traitement d’un «fait» – aussi qualifié soit-il!
- Traiter une «prévision» comme une «donnée» de manière isolée et sans l’interprétation et les avis d’experts en hydrométéorologie ou en climatologie comporte des risques importants. Pour la prise de décisions majeures, il est essentiel que l’économie de l’information dispose de conseils et d’avis de spécialistes.
Il ne s’agit pas ici de décomposer ces résultats, ni d’exposer comment le Met Office entend s’inscrire dans cette nouvelle perspective. Le nouvel objectif du Met Office est de «vous aider à prendre de meilleures décisions pour rester en sécurité et prospérer». Ce changement d’objectif apparemment inoffensif a des implications importantes car il est associé à la prise de conscience que nous devons occuper une place centrale dans l’économie de l’information, qui se développe rapidement. Il va sans dire que les structures collaboratives telles que l’OMM et EUMETNET, et toutes les partenaires avec lesquels nous interagissons habituellement, deviennent alors plus intéressants et plus importants qu’ils ne l’ont jamais été. Cela signifie également qu’il faut collaborer avec les secteurs public, tertiaire et privé en essayant de prendre de nouvelles responsabilités, ce qui sera essentiel pour continuer de générer un maximum de profit social à partir du travail utile que nous entreprenons tous.
Dans A sociology of our relationship to the world (2019), Hartmut Rosa soutient que la société se retrouve dans un état paradoxal d’«immobilisme frénétique» – où tout est constamment en mouvement sans que rien ne change jamais vraiment. Selon M. Rosa, cette situation est due au fait que le rythme des changements technologiques, économiques et sociaux est désormais si rapide que nous sommes incapables de les contrôler ou de les gérer par le biais des lents processus de recherche du consensus. C’est avec cette note de prudence que nous devons, en tant que communauté, être prêts à exercer des rôles peu familiers et à recenser les moyens par lesquels nous pouvons évoluer pour devenir un élément central de l’économie de l’information émergente, plutôt que d’être dépassés par celle-ci.