Échéance infrasaisonnière à saisonnière: vers la prévision sans discontinuité

23 avril 2019
  • Author(s):
  • Frédéric Vitart et Andy Brown, Centre européen pour les prévisions météorologiques à moyen terme

La prévision du temps et la prévision du climat ont toujours été nettement séparées, bien qu’elles recourent à des outils numériques similaires. Prévoir le temps est essentiellement un problème de conditions initiales de l’atmosphère, qui consiste à anticiper les conditions météorologiques avec un délai d’anticipation de quelques heures à deux semaines environ. Prévoir le climat est un problème de conditions aux limites, qui consiste à anticiper les fluctuations climatiques moyennes sur une saison ou plus. Cet écart d’échelle temporelle entre la prévision du temps et du climat s’est traduit par une séparation des milieux de la recherche en météorologie et en climatologie. Mais un rapprochement se profile, grâce à la prise de conscience du fait que le temps et le climat surviennent sur un continuum d’échelles spatiales et temporelles.

Les phénomènes qui préservent leur cohérence sur diverses échelles le long de ce continuum créent une prévisibilité à échéance de moins d’un jour à plusieurs semaines, mois, années, décennies et plus. La plage infrasaisonnière à saisonnière – plus de deux semaines mais moins d’une saison – comble l’écart entre la prévision météorologique et la prévision climatologique, formant un maillon crucial pour la continuité temps–climat. Cette approche prend appui sur les bases scientifiques communes et le continuum des échelles temporelles; elle s’efforce, dans certaines limites, d’établir avec un seul système de modélisation des prévisions qui vont de l’échelle des phénomènes météorologiques à l’échelle des phénomènes climatiques d’une saison et plus (Brunet et al., 2010).

MJO Bivariate Correlation

Figure 1: Évolution des indices de vérification des prévisions de la MJO depuis 2002. Les indices ont été calculés sur la moyenne d’ensemble des prévisions rétrospectives réalisées par le CEPMMT pendant une année complète. Les courbes bleue, rouge et marron indiquent le délai d’anticipation en jours quand la corrélation à deux variables de la MJO atteint respectivement 0,5, 0,6 et 0,8. On voit que les prévisions sont nettement plus précises aujourd’hui qu’il y a quinze ans (une corrélation de 0,6 est atteinte au jour 30 en 2017, comparativement au jour 15 en 2002).

Des avancées dans le désert de la prévisibilité

L’échelle infrasaisonnière à saisonnière est souvent considérée comme difficile pour la prévision météorologique. Elle est à la fois trop longue pour conserver assez de mémoire des conditions initiales de l’atmosphère, et trop courte pour que les changements dans les conditions aux limites (la température de surface de la mer, par exemple) soient perçus avec assez de force, d’où la difficulté de vaincre la persistance. Les premières tentatives (Molteni et al., 1986) ont échoué à produire des prévisions à échéance prolongée nettement meilleures que celles obtenues par simple persistance des prévisions opérationnelles à moyenne échéance. Pendant de nombreuses années, ces résultats décevants ont renforcé l’idée que l’échelle infrasaisonnière à saisonnière était un «désert de prévisibilité».

L’intérêt pour ces questions a été ravivé cette dernière décennie par la découverte de sources de prévisibilité dans les processus de l’atmosphère, de l’océan et des terres émergées, même si on ne les comprend pas parfaitement. Ces sources comprennent l’oscillation de Madden-Julian (MJO) dans les tropiques, l’interaction stratosphère-troposphère, l’humidité du sol, la couverture de neige et de glace de mer et la température de surface de la mer.

Au début des années 2000, seuls le Service météorologique japonais et le Centre européen pour les prévisions météorologiques à moyen terme (CEPMMT) produisaient en exploitation des prévisions à échéance infrasaisonnière. Aujourd’hui, dix centres opérationnels au moins et la plupart des centres mondiaux de production de l’OMM diffusent régulièrement des prévisions infrasaisonnières à saisonnières; ce sont autant d’occasions d’aider la société à prendre des décisions par la fourniture d’informations fiables sur les risques de conditions météorologiques extrêmes.

Plusieurs aspects des prévisions ont bénéficié de grands progrès. Ces dernières années par exemple, les modèles numériques ont amélioré de façon remarquable les prévisions de la MJO (figure 1). Il reste d’importantes difficultés à régler pour que les prévisions infrasaisonnières soient assez fiables et précises pour certaines applications.

La convergence des modèles

On l’a dit, la prévision numérique du temps et la prévision du climat reposent sur les mêmes jeux de représentations des équations primitives. Cependant, les modèles du climat renferment davantage de composantes du système terrestre afin d’inclure des processus importants à plus long terme. Cela comprend l’océan et la cryosphère, une représentation plus complète de la surface des terres émergées et la chimie de l’atmosphère (aérosols, ozone, gaz à effet de serre, etc.). On suppose généralement que ces composantes évoluent trop lentement pour avoir une incidence notable sur la prévision météorologique mondiale à échéance de quelques jours.

Malgré cela, la complexité grandissante des modèles climatiques a été compensée par une résolution affinée et une subtilité accrue dans la formulation des conditions initiales pour la prévision du temps.

Les différences que présentaient les modèles du temps et les modèles du climat tendent à s’estomper, les prévisions infrasaisonnières à saisonnières occupant le centre de ce mouvement de convergence. La raison en est que les milieux de la météorologie souhaitent exploiter des modèles plus complexes, qui renferment plus de composantes du système terrestre, afin de repousser encore les limites de la prévisibilité.

Réciproquement, les milieux de la climatologie s’intéressent de plus en plus au problème des conditions initiales de l’atmosphère et aux statistiques sur le temps dans le contexte du changement climatique. Tout incite également à tester les modèles climatiques dans des configurations météorologiques en vue de repérer les erreurs systématiques et d’améliorer la capacité de prévoir les phénomènes liés au temps. C’est l’objectif du projet Transpose-AMIP de l’OMM, dans le cadre duquel on utilise de manière expérimentale des modèles du climat pour prévoir le temps. On tente, de même, d’exploiter les modèles météorologiques en mode climatique afin de tester l’évolution des erreurs systématiques associées aux conditions aux limites qui présentent une variation lente (Hazeleger et al., 2010).

Du point de vue physique, rien n’oblige vraiment à ce que les modèles du temps et du climat soient différents; certains centres d’exploitation comme le Service météorologique du Royaume-Uni utilisent déjà le même modèle de l’atmosphère pour la prévision météorologique et climatologique. Ce progrès vers la continuité bénéficie à l’échéance infrasaisonnière, où la prévisibilité découle à la fois des conditions initiales et des conditions aux limites.

 

Le modèle du CEPMMT

Le CEPMMT a lui aussi axé ses travaux sur la prévision sans discontinuité à toutes les échelles temporelles. Le Centre a commencé en 2004 à produire en exploitation des prévisions infrasaisonnières avec un système différent de ceux utilisés pour la prévision à moyenne échéance (haute résolution, atmosphère seule) et pour la prévision saisonnière (faible résolution, couplage océan-atmosphère). Le système de prévision à échéance prolongée était similaire sur certains points aux deux autres systèmes (résolution moyenne, couplage océan-atmosphère). En 2008, la prévision à moyenne échéance et la prévision à échéance prolongée ont été réunies dans un même système, celle-ci étant une extension de celle-là deux fois par semaine à 32 jours. Le CEPMMT venait de franchir un premier pas vers la prévision sans discontinuité.

Lors de la fusion des deux systèmes, l’océan et l’atmosphère n’étaient couplés qu’à partir du jour 10 de forçage atmosphérique persistant par des anomalies de la température de surface de la mer. À partir de 2013, le système de prévision d’ensemble du Centre était couplé à partir du jour 0 (Janssen et al., 2013).

Ce changement a été réalisé principalement pour la prévision infrasaisonnière à saisonnière, notamment l’apport du couplage océan-atmosphère à la prévision de la MJO. On a découvert que la prévision à moyenne échéance bénéficiait elle aussi d’un tel couplage, en particulier la prévision de l’intensité des cyclones tropicaux; le système haute résolution de prévision déterministe à moyenne échéance est couplé à un océan interactif depuis 2017. Le système de prévision d’ensemble à échéance moyenne à prolongée et le système de prévision à échéance saisonnière convergent eux aussi depuis la mise en œuvre du tout dernier système de prévision saisonnière (SEAS5), la physique des modèles étant maintenant très similaire (mais toujours pas identique) dans les différents systèmes.

Comme les autres plages temporelles, l’échéance infrasaisonnière à saisonnière peut bénéficier de la complexité croissante de la modélisation du système terrestre. Cette complexité pourrait faciliter l’élaboration de produits directement à partir des intégrations de modèle; elle pourrait aussi rétroagir sur la prévision météorologique et accroître la précision et la fiabilité des prévisions infrasaisonnières à saisonnières. Au CEPMMT par exemple, un modèle de vague est couplé aux composantes océan et atmosphère du système de prévision au lieu de procéder de la manière habituelle, à savoir exploiter un modèle de vague hors ligne avec forçage a posteriori par les champs atmosphériques issus des prévisions infrasaisonnières à saisonnières. L’inclusion du modèle de vague dans le système de prévision améliore la prévision des vents de faible altitude et permet d’intégrer davantage la production. D’autres éléments, telles la composition de l’atmosphère et l’hydrologie, pourraient faire partie d’un futur système de prévision encore plus intégré et continu.

L’aide à la prise de décisions

La prévision infrasaisonnière à saisonnière est très utile aux décideurs car elle leur donne des informations précises sur les risques de conditions extrêmes. Le temps et le climat s’étendent sur un continuum d’échelles temporelles, les prévisions à différentes échéances servant à différents types de décisions et d’alertes précoces.

En réduisant l’échelle à partir de la saison, une prévision saisonnière pourrait faciliter le choix des semences à planter, puis des prévisions infrasaisonnières pourraient faciliter l’établissement du calendrier d’irrigation et d’épandage des engrais et des pesticides. Le calendrier des cultures serait ainsi adapté en fonction des prévisions infrasaisonnières à saisonnières de manière dynamique dans le temps. Si les prévisions saisonnières sont déjà employées, des prévisions infrasaisonnières pourraient les actualiser, par exemple pour évaluer le rendement des cultures en fin de saison. Les prévisions infrasaisonnières jouent parfois un rôle déterminant lorsque les conditions initiales et l’oscillation intrasaisonnière offrent une bonne prévisibilité infrasaisonnière, mais que la prévisibilité saisonnière reste faible, comme c’est le cas lors de la mousson d’été en Inde.

En augmentant l’échelle à partir de l’application de la PNT, qui présente un degré de maturité bien supérieur, il serait parfois possible de prévoir une inondation à des échéances plus longues en s’appuyant sur des modèles hydrauliques pluie-débit. Dans le contexte de l’aide humanitaire et de la préparation aux catastrophes, le Centre du changement climatique de la Croix-Rouge et l’Institut international de recherche sur le climat et la société ont proposé de mettre en place un système appelé «À vos marques – Prêts – Partez» pour utiliser les prévisions allant de l’échéance météorologique à l’échéance saisonnière.

  • Les prévisions saisonnières permettent de commencer l’étude des prévisions infrasaisonnières et à court terme, de mettre à jour les plans d’intervention d’urgence, de former les bénévoles et d’activer les systèmes d’alerte précoce («À vos marques»);
  • Les prévisions infrasaisonnières servent à avertir les bénévoles et à prévenir la population («Prêts»);
  • Les prévisions météorologiques sont employées pour lancer l’action des bénévoles, diffuser des instructions à la population et procéder à l’évacuation en cas de besoin («Partez»).
CycloneYasi_FR

La figure 2 illustre l’application du modèle «À vos marques – Prêts – Partez» à la prévision du cyclone tropical Yasi, tempête de catégorie 5 qui a provoqué d’énormes dégâts dans le nord du Queensland, en Australie, le 3 février 2011. Ce paradigme pourrait se révéler utile dans d’autres secteurs, comme moyen de structurer l’apport des prévisions infrasaisonnières au développement de services à l’intérieur du Cadre mondial pour les services climatologiques.

Le projet de recherche de l’OMM

Le Programme mondial de recherche sur la prévision du temps (PMRPT) et le Programme mondial de recherche sur le climat (PMRC) ont décidé de lancer un projet de recherche conjoint, vu la demande et la possibilité d’affiner les prévisions infrasaisonnières à saisonnières et de faire la soudure entre le temps et le climat. Le projet S2S a pour objet d’améliorer la qualité et l’interprétation des prévisions infrasaisonnières à saisonnières et de promouvoir leur utilisation par les centres opérationnels et leur exploitation dans le monde des applications (Vitart et al., 2012).

Pour atteindre ces objectifs, une vaste base de données contenant des prévisions et des prévisions rétrospectives à échéance infrasaisonnière (jusqu’à 60 jours) est en train d’être constituée. Elle s’inspire de ce qui a été fait dans le cadre du Grand ensemble interactif mondial relevant du programme THORPEX pour les prévisions à moyenne échéance (jusqu’à 15 jours) et du projet de prévision rétrospective du système climatique relevant du programme CLIVAR pour les prévisions saisonnières. Les travaux de recherche conduits au titre du projet sont organisés en sous-projets consacrés entre autres à l’océan, aux terres émergées et aux aérosols (voir le site s2sprediction.net pour de plus amples informations).

Il faut espérer que ces sous-projets, et la base de données S2S, favoriseront une large participation des milieux de la recherche, encourageront l’emploi des prévisions infrasaisonnières à saisonnières dans diverses applications et contribueront à répondre aux grandes questions scientifiques que pose la prévision sans discontinuité. L’OMM joue un rôle moteur dans ce genre de recherches, qui exige une approche globale du système terrestre.

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