Peut-on désormais imputer les événements météorologiques extrêmes au réchauffement climatique ?

par Leo Hickman du journal The Guardian 1
Chaque fois qu’un événement météorologique extrême — vague de chaleur, inondation, sécheresse ou autre — fait la une de l’actualité, il se trouve toujours quelqu’un, quelque part, pour pointer un doigt accusateur vers l’être humain, dont les activités induisent des changements climatiques. De telles affirmations sont en général balayées du revers de la main par ceux qui invoquent l’argument incantatoire si souvent avancé selon lequel on ne peut pas accuser le réchauffement climatique d’être responsable d’une perturbation météorologique isolée. Toutefois, compte tenu des records de chaleur enregistrés dans de nombreuses régions des États-Unis, cette mise en garde ou invitation à la prudence se fait désormais beaucoup moins entendre.
En juillet, les scientifiques se pressaient pour expliquer combien les feux incontrôlés dans le Colorado, la vague de chaleur qui a touché toute la côte Est et le super derecho2 sont tous «révélateurs du réchauffement mondial». La plupart de ces spécialistes se sont pourtant abstenus de rejeter la faute de ces phénomènes sur le réchauffement de la planète.
Le 28 juin 2012, des incendies de forêt ont ravagé l’Ouest des États-Unis. C’est surtout celui du Waldo Canyon, dans le Colorado, qui a retenu l’attention, car il a réduit en cendres des centaines de foyers. Toutefois, de grands incendies ont également fait rage dans l’Utah, le Wyoming, le Montana, Le Nouveau-Mexique et l’Arizona.
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«À l’avenir, il faut s’attendre à des vagues de chaleur plus longues et plus intenses, comme celles que nous connaissons depuis quelques étés déjà», a déclaré à Associated Press Derek Arndt, de la division chargée de la surveillance du climat au sein de la NOAA (National Oceanic Atmospheric Administration). Dans le même communiqué, on peut lire: «Au moins 15 climatologues ont affirmé à l’agence Associated Press que cet été long et chaud outre-Atlantique est dans la logique des prévisions en matière de réchauffement mondial.»
Peut-on donc désormais affirmer que certains événements météorologiques précis sont provoqués ou au moins exacerbés par le réchauffement climatique? Les connaissances qu’ont les climatologues de l’attribution – ou «empreinte anthropique» – de tels événements ont-elles évolué? Les scientifiques sont-ils désormais plus sûrs des liens qu’ils établissent? J’ai posé la question à un certain nombre de spécialistes du climat...
Kerry Emanuel, professeur en science de l’atmosphère au M.I.T.
(Massachusetts Institute of Technology)
À mon avis, les scientifiques peuvent raisonnablement répondre à la seule question de savoir si ces événements sont plus ou moins susceptibles de se produire, selon que le climat évolue ou non. Nous devrions être en mesure d’affirmer grosso modo ce qui suit: «La probabilité annuelle d’une vague de chaleur d’intensité A et de durée B était de «x» avant l’avènement du changement climatique, mais compte tenu de l’évolution du climat, cette probabilité s’élève désormais à «y» et elle devrait continuer à augmenter pour atteindre une valeur comprise entre z1 et z2.» Il faudrait effectuer un certain nombre de calculs pour déterminer la valeur de x, y, z1 et z2, bien que certaines études aient déjà été réalisées, comme celle sur la canicule de 2003 en Europe.
D’après moi, toute assertion plus poussée que celle que je viens de faire relèverait d’une interprétation tendancieuse. On pourrait aussi parler des façons particulières dont le changement climatique agit sur certains événements. Ainsi, les incendies dans les Rocheuses ont apparemment été favorisés par le fait qu’une explosion de la population de dendroctones du pin penderosa, due en partie au changement climatique, a fragilisé de nombreuses essences.
M. Peter Stott, responsable de la surveillance du climat et de l’attribution des changements climatiques du Centre Hadley du Service météorologique britannique
Les événements climatiques inhabituels ou extrêmes intéressent et préoccupent beaucoup l’opinion publique. Pourtant, les scientifiques tiennent des discours souvent contradictoires sur la question de savoir si ces événements sont ou non liés aux changements climatiques. Alors qu’il est clair que, sur toute la planète, les vagues de chaleur extrême et les fortes chutes de pluie sont devenues plus fréquentes, il ne faut pas pour autant mettre chaque phénomène météorologique dévastateur sur le compte du changement climatique anthropique. Malgré tout, le changement climatique pourrait modifier la donne; dans de nombreuses régions, il devient toujours plus évident que l’évolution du climat accroît la probabilité de chaleurs extrêmes et réduit celle de températures extrêmement basses.
Au sein du Service météorologique national, en collaboration avec des homologues étrangers, nous avons créé l’initiative sur l’attribution des événements d’origine climatique (ACE - Attribution of Climate-related Events), qui consiste à développer des outils servant à quantifier les nouveaux risques liés à des phénomènes météorologiques extrêmes. À cet égard, les précipitations extrêmes et les inondations posent une difficulté particulière. En effet, l’atmosphère mondiale, qui se réchauffe au fil du temps, a vu son taux d’humidité au-dessus des océans augmenter de 4 % par rapport à son niveau des années 70; dans de nombreuses régions, on prévoit donc que cet air davantage chargé en humidité augmente les chutes de pluie lorsque les précipitations se forment au-dessus des terres. Pourtant, dans certaines régions, ce sont les régimes météorologiques eux-mêmes qui pourraient évoluer, en raison de phénomènes naturels mais aussi à cause des activités humaines. Par exemple, s’il se produisait une modification systématique des courants-jets, ces courants d’air aplatis qui filent à toute vitesse dans les couches supérieures de l’atmosphère et qui dirigent la formation des systèmes dépressionnaires, cela diminuerait le risque de précipitations extrêmes dans certaines régions. La dernière réunion du groupe ACE, qui a eu lieu en septembre dernier à Oxford, a été l’occasion de débattre des méthodes permettant d’évaluer de façon fiable le risque lié auxphénomènes extrêmes peu après la survenue de ces derniers, lorsque cela est du plus haut intérêt.
M. Michael Mann, directeur du Centre d’étude scientifique du système terrestre du Département de météorologie de l’État de Pennsylvanie
J’aime faire la comparaison avec des dés qui seraient pipés. Ici, aux États-Unis, on a constaté que les records de chaleur étaient devenus deux fois plus fréquents que si seul le hasard était en jeu. Jusqu’à présent, cette année, nous avons constaté que de nouveaux records avaient été atteints pratiquement dix fois plus souvent que s’il n’y avait pas de réchauffement climatique. Pour moi, la question ne se pose même pas de savoir si le «signal» du changement climatique se manifeste désormais dans les phénomènes météo que nous observons au quotidien. Lorsqu’on lance le dé météorologique, il a tendance à tomber de plus en plus souvent sur le même chiffre. L’évolution du climat, nous la voyons et nous la ressentons, avec les températures extrêmes que nous avons connues cet été, les incendies de forêt catastrophiques, comme celui qui a pratiquement réduit le Colorado en cendres, et d’autres événements climatiques graves, comme le derecho qui a privé d’électricité des millions d’habitants de l’Est des États-Unis lors d’une vague de chaleur où de nouveaux records ont été établis en matière de températures.
Mme Clare Goodess,
chercheur à l’Unité de recherche sur le climat de l’Université d’East Anglia
Au cours de ces cinq dernières années environ, un nombre croissant d’études soumises à comité de lecture ont apporté la preuve tangible d’une influence humaine dans l’augmentation des épisodes de chaleur extrême qui ont été observés au cours des dernières décennies sur l’ensemble de la planète et sur de vastes régions comme l’Europe. Pour que l’on puisse attribuer les tendances observées à l’influence humaine (changement climatique d’origine anthropique), il faut mettre en évidence un signe clair de changement, plus marqué que la variabilité intrinsèque naturelle du climat (que l’on appelle le «bruit»), et qui permet d’établir la distinction entre les différents mécanismes à l’origine de ce changement. Par conséquent, la tâche est plus ardue pour les précipitations et les variables météorologiques qui ne portent pas sur la température, mais aussi lorsque la zone étudiée couvre une superficie plus modeste que celle d’un continent. Une influence anthropique a toutefois été récemment détectée au-dessus des terres émergées de l’hémisphère nord, compte tenu des valeurs annuelles record des précipitations quotidiennes observées.
Cette façon d’aborder ce que les climatologues appellent la détection et l’attribution ne répond pas, toutefois, aux questions les plus immédiates que se posent les personnes qui sont touchées par un phénomène météorologique extrême. Malheureusement, je pense qu’il ne sera jamais possible d’affirmer de façon absolument sûre qu’un événement isolé est la conséquence (ou non) de l’activité humaine. Ce qui est envisageable, et a d’ailleurs été fait, c’est d’estimer dans quelle mesure l’activité humaine accroît le risque de survenue de tels phénomènes. Ainsi, il a été démontré que les activités humaines avaient plus que doublé le risque d’une canicule sur l’Europe comme celle qui s’est produite en 2003, mais qu’elles avaient aussi considérablement augmenté le risque d’inondations, comme celles qui ont touché l’Angleterre et le pays de Galles à l’automne 2000.
M. Doug Smith, service de recherche et de développement des prévisions climatiques décennales du Centre Hadley du Service météorologique britannique
À mon avis, le changement climatique se répercute inévitablement sur la fréquence et l’intensité des phénomènes extrêmes. La situation météorologique se caractérise par une valeur moyenne (le climat) et des variations par rapport à cette moyenne. Le changement climatique se traduit par une modification de la valeur moyenne (par définition) et, par conséquent, il agit sur la probabilité pour que se produisent des phénomènes extrêmes, à moins que les variations du climat évoluent pour compenser exactement le changement de la valeur moyenne (et rien ne permet d’affirmer qu’une telle évolution aura lieu). La difficulté est de calculer la contribution du changement climatique à un événement extrême isolé. Cette question relève d’un domaine de recherche, l’attribution opérationnelle, qui élabore de nombreux modèles de simulation du climat, en forçant les paramètres du changement climatique afin de calculer les différentes probabilités de survenue d’événements particuliers.
Michael Oppenheimer, professeur de sciences de la Terre et d’économie internationale du département des sciences de la Terre de l’école Woodrow Wilson (université de Princeton)
L’image qui rend le mieux compte du lien entre les événements extrêmes qui se sont produits récemment et l’accumulation des gaz à effet de serre est celle des dés pipés: à mesure que la température de la planète augmente, la probabilité augmente aussi d’assister à différents types d’événements climatiques extrêmes, qui deviennent plus fréquents, plus intenses ou plus étendus géographiquement. Pris isolément, chaque événement est un point de données qui s’inscrit dans un schéma plus large, un peu comme des pixels sur l’écran d’un ordinateur. L’observation d’un seul pixel ne dit pas grand-chose, mais une image apparaît dès que l’on se recule pour observer l’ensemble. Cela étant dit, pour certaines catégories d’événements extrêmes, en particulier les vagues de chaleur, il est possible dans certains cas de relier plus directement le pixel isolé à la vue d’ensemble. L’exemple le plus parlant à cet égard est la canicule de 2003 en Europe. Selon certaines simulations de modèles climatiques, la probabilité pour qu’un tel événement se produise était deux fois plus élevée en raison de la concentration de gaz à effet de serre. Quelques autres événements ont été examinés au moyen de techniques similaires, notamment la vague de chaleur de 2010 en Russie.
À mesure que le signal d’un changement climatique se renforce à cause des effets toujours plus importants des gaz à effet de serre, au point que ce signal se distingue du «bruit», et compte tenu de l’amélioration des techniques statistiques dont on dispose pour étudier les empreintes, comme je l’évoque plus haut, on peut dire que, comme on pouvait s’y attendre, les affirmations des scientifiques sont plus sûres.
Harold Brooks, responsable du groupe des applications à moyenne échelle du National Severe Storms Laboratory (NOAA)
L’attribution des causes aux phénomènes extrêmes est une démarche difficile. Nous sommes confrontés à des questions différentes, mais liées entre elles. Premièrement, dans quelle mesure le réchauffement de la planète a-t-il contribué à l’événement extrême concerné? Deuxièmement, dans quelle mesure la probabilité pour que l’événement soit dû au réchauffement de la planète a-t-elle augmenté? Pour les éléments qui sont étroitement liés à la température (les vagues de chaleur ou les incendies, par exemple), on peut sans trop se tromper répondre par l’affirmative mais, habituellement, les scientifiques restent sur la réserve. Même si l’on intègre aux calculs un ou deux degrés supplémentaires de température en raison du réchauffement climatique, ce phénomène ne contribue que de façon modeste aux chaleurs extrêmes comme celles constatées dans les plaines du Sud des États-Unis en 2011 et sur l’ensemble du territoire américain sur une grande partie de 2012.
Superficie (acres) incendiée en août (2000 à 2012) |
La seconde question est plus épineuse. Deux points doivent en effet être envisagés. Tout d’abord se pose un problème statistique, portant sur le risque de voir se produire des événements à faible probabilité lorsque la situation moyenne évolue. Par exemple, si vous lancez une pièce en l’air 100 fois, elle tombe en moyenne 50 fois sur pile et 50 fois sur face, mais dans 95 % des cas, vous obtiendrez entre 40 et 60 «pile» et, dans deux à trois séances de lancers, vous obtiendrez 65 «face». Si vous lancez en l’air une pièce qui a été lestée du côté face, elle sera dix fois plus susceptible de tomber 65 fois de ce côté dans 55 % des lancers. En d’autres termes, la probabilité pour que se produise un événement extrême est beaucoup plus importante lorsque l’on agit même modestement, sur le principe d’incertitude. Le même constat s’applique aux températures extrêmes, mais un autre problème se pose alors. Le changement de température moyenne augmente-t-il la probabilité pour qu’une certaine circulation atmosphérique se produise plus souvent que par le simple jeu du hasard? Par exemple, lorsque les précipitations deviennent rares sur des régions étendues, le sol s’assèche et sa température s’élève. L’atmosphère s’écoule alors autour de cette zone d’air chaud, de telle sorte que la pluie devient encore plus rare dans la zone en question, augmentant ainsi la chaleur du sol, et la tendance pour le flux d’air à contourner la zone.
Pour les paramètres autres que la température, le lien entre la température de la planète et le phénomène en question reste encore à déterminer. Par exemple, on sait que le réchauffement de la planète est susceptible d’intensifier le cycle d’eau, qui se caractériserait alors par des précipitations plus intenses et des périodes plus longues sans chute de pluie. Par ailleurs, compte tenu de nos connaissances sur les répercussions qu’ont les changements atmosphériques mondiaux sur des phénomènes tels que les tornades et les orages violents, on peut affirmer que le réchauffement de la planète contribuera à rendre certains phénomènes plus probables, et d’autres moins probables. Par conséquent, les prédictions à long terme sur la survenue ou l’intensité de tornades restent limitées. Même en l’absence de tout réchauffement climatique, on peut s’attendre à connaître quelques années marquées par de nombreuses tornades et d’autres années où ce phénomène sera plus rare.
Enfants jouant dans une fontaine, dans le centre de Silver Spring (Maryland), le 21 juin 2012. Une vague de chaleur a frappé le littoral de l’Atlantique et la côte Nord-Est des États-Unis ce jeudi, contraignant les compagnies d’électricité de la région à demander aux usagers de réduire leur consommation.
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Michael F. Wehner, scientifique au Laboratoire National Lawrence Berkeley (LBNL)
Lorsqu’un événement météorologique extrême se produit, le grand public se demande tout naturellement s’il est une conséquence du réchauffement climatique. La question n’est peut-être pas la bonne. À ce jour, tous les événements météorologiques observés individuellement, aussi improbables qu’ils aient pu être, auraient pu arriver avant que les activités humaines influent sur le système climatique. La question qu’il faut plutôt se poser est de savoir si la probabilité pour que de tels événements se produisent est différente, compte tenu du changement climatique.
Ce risque de phénomènes extrêmes, notamment de canicules sévères, a d’ores et déjà beaucoup évolué en raison du réchauffement climatique dû aux activités humaines. Ainsi, la probabilité de la canicule de 2003 en Europe, à laquelle on peut attribuer au moins 70 000 décès supplémentaires, a au moins été multipliée par deux, et a sans doute augmenté d’un facteur compris entre 4 et 10. Il ne fait aucun doute que la probabilité pour que se produisent les événements constatés en 2010 en Russie et en 2011 au Texas a également augmenté. Certes, ces événements auraient malgré tout pu survenir sans changement climatique d’origine anthropique, mais il est important de savoir que les conditions météorologiques ont très peu changé par rapport à ce qui est prévu d’ici le milieu et la fin de notre siècle. D’ici à 2100, la plupart des événements météorologiques extrêmes que l’on constate aujourd’hui seront relativement courants.
En tirer les conclusions Christiana Figueres, Secrétaire exécutive de la Convention-Cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, a déclaré qu’elle se réjouissait de constater que la communauté scientifique américaine remettait de moins en moins en question le réchauffement climatique, comme le signale le blogue E2 Wire le 1er octobre. « On observe deux tendances, a-t-elle déclaré. À la fois le climat évolue et cette évolution est due aux activités humaines. Ces deux tendances vont dans le même sens. » Lors d’une allocution prononcée précédemment à Swarthmore College, le 28 septembre, elle a affirmé: «Les mois de janvier à août ont été les plus chauds de l’année depuis que des statistiques sont établies dans ce domaine, aux États-Unis. Ce pays vient en effet de connaître l’une des pires sécheresses jamais observées; cette vague de chaleur allant des Rocheuses à la vallée de l’Ohio a eu des répercussions dramatiques pour les agriculteurs de toute la région. […] Il n’est pas nécessaire d’être scientifique pour en tirer les conclusions. Si aucun de ces événements ne peut, à lui seul, être dû au changement climatique, ces phénomènes pris dans leur ensemble montrent que nous sommes déjà au coeur d’une perturbation profonde du cycle hydrologique de la Terre, dont les effets ne sont pas encore connus.» |
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1 Extrait de environmentguardian.co.uk
2 Un derecho est un vent de tempête étendu et persistant qui coincide avec une bande d’averses ou d’orages se déplaçant rapidement (pour plus de détails, voir www.spc. noaa.gov/misc/AbtDerechos/derechofacts.htm (en anglais)).