L’évolution de la recherche sur le climat: Rétrospective personnelle de Julia Slingo

23 mars 2017

Mme Julia Slingo, Directrice scientifique au Service météorologique du Royaume-Uni de 2009 à 2016, s'est vu décerner en 2015 le prix de l’OMI, la plus prestigieuse récompense de l’OMM, pour sa contribution exceptionnelle à la météorologie, à la climatologie, à l’hydrologie et aux sciences connexes. En tant que Directrice scientifique du Service météorologique du Royaume‑Uni, elle a dirigé plus de 500 scientifiques travaillant dans divers domaines de recherche, comprenant les prévisions météorologiques, les prévisions climatiques et les projections de changement climatique. Elle a derrière elle une longue carrière dans la physique de l’atmosphère et la climatologie, ayant travaillé au Service météorologique du Royaume-Uni, au Centre européen pour les prévisions météorologiques à moyen terme, au Centre national de recherches sur l’atmosphère (États-Unis d’Amérique) et à l’Université de Reading.

Tout au long de sa carrière, Julia Slingo a appliqué des techniques novatrices pour comprendre et modéliser le temps et le climat. Elle a élaboré et utilisé des modèles météorologiques et climatologiques complexes pour mieux mettre au jour les mécanismes des systèmes atmosphériques et climatiques, et permettre des avancées considérables dans les capacités de prévision et les services climatologiques. Ses intérêts particuliers sont la météorologie tropicale et la variabilité du climat.

Julia Slingo est la lauréate de la soixantième édition du prix de l’OMI et c’est la septième fois qu’il est attribué à une personne du Royaume-Uni. Le Conseil exécutif de l'OMM l'a sélectionnée pour le prix annuel en juin 2015. Elle a donné la conférence ayant servi de base à l'article ci-après lors de la cérémonie de remise du prix, qui s'est tenue lors de la réunion du Conseil exécutif de l’OMM, en juin 2016. Elle a été nommée membre de la Société royale de météorologie en 2015.

  • Author(s):
  • Julia Slingo

«Le climat, il faut s’y préparer. Le temps, il faut s’en accommoder.» Cet adage de météorologue exprime la différence entre le temps et le climat, qui réside dans l'échelle temporelle – le climat correspondant aux statistiques des conditions météorologiques moyennées sur une certaine période. Comme il apparaîtra ci-dessous, les recherches sur le climat ont pour base les recherches sur le temps.

La science du climat a pour objet la compréhension des mécanismes du climat terrestre à l'échelle régionale comme planétaire: pourquoi le climat varie-t-il sous l'effet d'interactions internes (telles que El Niño et la circulation thermohaline) et en réaction à des agents de forçage (tels que l'activité solaire et volcanique)? Cette science a également pour objet d'étudier si les activités humaines, en particulier celles qui sont liées à l'émission de gaz à effet de serre, entraîneront des modifications fondamentales du climat terrestre. Naturellement, depuis quelques années, la climatologie est devenue synonyme de science du changement climatique.

Pourtant, le domaine de la recherche sur le climat va bien au-delà du changement climatique. En tant que discipline, cette science a pris véritablement naissance pendant ma carrière, après mes débuts en tant que chercheuse en 1972 au Service météorologique du Royaume-Uni, où j'avais été recrutée après l'obtention de mon diplôme de physique. Ses racines remontent toutefois beaucoup plus loin. Elle recouvre la météorologie, l'océanographie et la climatologie et se fonde sur la physique classique, les mathématiques, la chimie et, de plus en plus, la biologie. La science du climat moderne conjugue la théorie, l'observation et la modélisation des calculs.

Dans cet article, je donnerai mon point de vue personnel sur l’évolution de la science du climat en évoquant quelques moments clés de l'histoire et en puisant dans mes quarante années d'expérience pour illustrer ses transformations au fil des ans grâce aux progrès scientifiques et technologiques. Enfin, je me pencherai sur les problèmes liés aux changements climatiques d’origine humaine et montrerai comment la science du climat peut nous aider à préparer un avenir sûr et durable.

Contexte historique

La science du climat a une longue et prestigieuse histoire. En 1686, Edmund Halley publiait son célèbre mémoire sur les alizés dans les Transactions philosophiques de la Société royale de Londres, intitulé Description historique des vents alizés et des moussons observables en mer entre les tropiques et à proximité de celles-ci, accompagnée d’une tentative de déterminer la cause physique de ces vents. Halley, qui se demandait pourquoi les vents soufflaient invariablement de l'est, soutenait que cela devait provenir du passage quotidien du Soleil, qui chauffait l'atmosphère et entraînait par là une élévation de l'air créant un appel d’air de l'est dans le sillage du Soleil.

En 1735, c'est George Hadley qui postula que la rotation de la Terre était en fait à l’origine des alizés. Dans De la cause des Vents Alizés, un article qui passa pour ainsi dire inaperçu à l'époque, il écrivit: «l’air, à mesure qu’il s’avance des tropiques à l’Équateur, ayant moins de vitesse que les parties de la Terre auxquelles il aborde, aura un mouvement relatif contraire à celui de la Révolution diurne dans ces endroits, et ce mouvement relatif étant combiné avec le mouvement vers l’Équateur, il en doit résulter, en-deçà de l’Équateur, un vent Nord-Est, et de l’autre côté un vend Sud-Est.» Il comprit également que l'échauffement de l'air sur l'Équateur devait entraîner son ascension et que, du fait de la continuité du phénomène, une région devait subir une descente équivalente, de sorte que des vents d’ouest devaient souffler à partir des tropiques. Ces idées donnèrent naissance à la Circulation de Hadley, un élément fondamental du système climatique.

Ce n'est que beaucoup plus tard que l'idée de Hadley sur le rôle fondamental joué par la rotation de la Terre porta ses fruits. En 1835, Gaspard-Gustave de Coriolis émit sa théorie sur le mouvement des objets dans un référentiel en rotation et les forces qui s'exercent sur eux. Il ne prenait pas en considération les sphères en rotation, mais sa théorie fut rapidement reprise par des météorologues pour expliquer les régimes des vents de la Terre. Hadley avait vu juste en considérant la rotation de la Terre comme un facteur fondamental, mais il avait présupposé à tort que la grandeur conservée était la vitesse absolue et non le moment angulaire absolu.

En 1856, William Ferrel donna la première explication de la circulation générale et des vents d’ouest (ou des anti-alizés comme on les appelait alors), qui caractérisent les climats des latitudes moyennes. Ainsi, à la fin du XIXe siècle, grâce à des observations et à des éléments théoriques, on avait pu démontrer l'importance capitale de la rotation de la Terre pour définir les caractéristiques moyennes de la circulation atmosphérique et, par-là, le système climatique, depuis les alizés d'est jusqu’aux vents d’ouest des latitudes moyennes.

La carte d’Edmund Halley (1686, Transactions philosophiques de la Société royale de Londres) illustre par de petits traits l’importante inversion des alizés entre les moussons d’hiver et d’été en Asie et en Australie. 

Le rôle de la rotation de la Terre fut finalement pleinement reconnu dans le cadre des travaux de Carl Gustaf Rossby, qui, à partir des années 1930, introduisit le concept de tourbillon absolu et le principe de sa conservation dans des conditions adiabatiques. Il élabora la théorie des ondes planétaires – ondes de Rossby – dans l'atmosphère et les océans et jeta pour ainsi dire les bases de l'océanographie et de la météorologie.

Parallèlement à l'approfondissement de notre compréhension de la circulation atmosphérique à l’échelle planétaire, des physiciens essayaient de comprendre pourquoi la Terre avait la température qu'on lui connaît – autrement dit, de comprendre son équilibre énergétique. À la fin des années 1850, John Tyndall montra que l'atmosphère terrestre devait subir un effet de serre pour expliquer sa température de surface élevée. Il démontra également que ces gaz étaient non seulement des absorbeurs de rayonnement infrarouge, mais aussi des émetteurs de ce rayonnement, ce qui est vital pour comprendre le bilan énergétique de surface.

En 1896, Svante Arrhenius poussa la réflexion plus loin en réalisant les premiers calculs de l'influence du dioxyde de carbone sur la température à la surface de la Terre. Dans son livre intitulé L’évolution des mondes, publié en 1908, il écrivit qu’en doublant le pourcentage de dioxyde de carbone dans l’air, on entraînerait une augmentation de la température de surface de la Terre d’un facteur 4. Cette estimation précoce du changement climatique, bien qu’elle compte parmi les projections les plus élevées actuelles, reste comprise dans les limites des valeurs prévues.

La perspective d’Arrhenius sur les changements climatiques d’origine humaine, leur cause et leur impact est également intéressante:

L’énorme combustion du charbon par nos établissements industriels suffit à augmenter le pourcentage de dioxyde de carbone de l’air d’un degré perceptible… Sous l’influence d’une augmentation croissante du pourcentage d’acide carbonique dans l’atmosphère, nous pouvons espérer connaître des périodes marquées par des climats plus constants et plus favorables, en particulier dans les régions plus froides de la Terre, des périodes où la Terre fournira des récoltes beaucoup plus abondantes qu’aujourd’hui pour le profit d’une humanité en croissance rapide.

Tout au long de la première moitié du XXe siècle, les inquiétudes en matière de changement climatique portaient essentiellement sur la possibilité d’entrer dans une nouvelle période glacière, compte tenu de tout ce que pouvaient révéler les relevés paléoclimatiques de nature géologique. Comme le montrent les réflexions d’Arrhenius, le réchauffement de la planète n’était pas encore une préoccupation majeure.

Du point de vue de la dynamique du système climatique, la recherche sur le climat exige aussi de comprendre comment et pourquoi le climat d’une région varie d’une année à l’autre et d’une décennie à l’autre en fonction de fluctuations internes, propres au système, associées à des flux océaniques et atmosphériques, ainsi qu’à des interactions entre ceux-ci. Percer le mystère de ces fluctuations nous permettrait de prévoir les variations des régimes météorologiques et climatiques régionaux au moins une saison à l’avance.

À l’époque où Tyndall et Ferrel s’interrogeaient sur les aspects planétaires du système climatique, l’Inde revêtait une importance croissante pour l’économie de l'Empire britannique. Les céréales et le coton indiens constituaient près d’un cinquième de ses ressources économiques. Or, les récoltes étaient très largement tributaires des pluies de mousson. Henry Blanford arriva en Inde en 1875 en tant que premier directeur britannique du Service météorologique indien. Ce tout premier rapporteur impérial de météorologie découvrit un climat où «l’ordre et la régularité sont des caractéristiques saillantes de nos phénomènes atmosphériques [ceux de l’Inde], autant que le caprice et l’incertitude régissent les phénomènes européens». Il pensait avoir trouvé en Inde un laboratoire parfait pour explorer les mécanismes de la météorologie.

Il fut toutefois bientôt confronté à la grande famine de 1876-1878, causée par une absence spectaculaire des pluies de mousson. L’économie britannique en fut très affectée. Convaincu de la simplicité du climat indien, il considéra qu’il devait être possible de trouver les causes de la défaillance de la mousson. Selon lui, prévoir l’évolution du climat devait permettre d’anticiper et de gérer les périodes de famine, et de gouverner l’Inde avec plus d’efficacité.

C’est ainsi que prirent naissance les disciplines visant à établir des liens entre les variations climatiques observées dans des régions du monde éloignées, que le météorologue britannique Sir Gilbert Walker appela téléconnexions.

En 1904, Sir Gilbert Walker arriva en Inde pour prendre ses fonctions de troisième directeur britannique (directeur général des observatoires) du Service météorologique indien. Il entreprit de rassembler des observations du monde entier et fut le pionnier de la prévision climatique statistique en élaborant un «ordinateur humain», sollicitant son personnel indien pour établir d’innombrables corrélations statistiques à l’aide de ces données. Son point de vue était clair: «Je crois bien que les relations de la météorologie mondiale sont si complexes que notre seule chance de les expliquer est d’accumuler les faits de manière empirique.» Ses efforts lui valurent de définir l’Oscillation australe (de même que son lien avec l’absence de mousson en Inde), l'oscillation de l'Atlantique Nord et l'oscillation du Pacifique Nord.

Au cours des 50 années suivantes, la climatologie statistique devint une discipline très importante de la recherche sur le climat, dans laquelle des systèmes de prévision empiriques furent développés pour prévoir des variations saisonnières du climat telles que la mousson en Inde. Pourtant, les causes de ces variations climatiques étaient mal comprises; c’est là que l’océanographie fit son apparition.

Les phénomènes intermittents de réchauffement et de refroidissement des eaux équatoriales du Pacifique Est (El Niño et La Niña) étaient connus depuis un certain temps, en particulier par les pêcheurs péruviens qui voyaient leurs prises diminuer terriblement les années où sévissait El Niño. En 1961, Vilhelm Bjerknes établit le lien entre ce phénomène dans l’océan et l’Oscillation australe dans l’atmosphère: leur relation symbiotique (ENSO) était établie. Bien qu’Henry Blanford ne l’ait pas su à l’époque, la grande famine qui avait frappé l’Inde en 1876‑1878 avait été causée par un épisode El Niño particulièrement intense.

Ainsi, en 1972, lorsque je pris mes fonctions au Service météorologique du Royaume-Uni, la météorologie dynamique, les prévisions du temps, la climatologie statistique, la paléoclimatologie et l’océanographie étaient des disciplines bien implantées et la science du climat allait entamer sa mutation.

Première étape: l’observation de la Terre

Aujourd’hui, nous en savons énormément sur le climat et sur ses modifications, grâce à de très diverses observations, provenant le plus souvent d’instruments montés à bord de satellites. Dans les années 1970, ce que nous savions provenait essentiellement du réseau d’observations météorologiques utilisées pour les prévisions météorologiques. Celles-ci nous donnaient une perspective très limitée sur la circulation générale de l’atmosphère et une compréhension très partielle du rôle du cycle hydrologique. À l’époque, les premières images des satellites météorologiques apparaissaient, révélant la structure des nuages. Puis, en 1980, les premières mesures directes du bilan radiatif de la Terre étaient effectuées.

Au cours des décennies suivantes, la mise au point d’une constellation de satellites géostationnaires ou à orbite polaire nous a offert une précieuse ressource pour décrire et suivre de près le système climatique, à laquelle s’est ajoutée une myriade de systèmes d’observation en surface ou in situ, notamment des stations météorologiques, des ballons-sondes, des aéronefs, des bouées océaniques, des flotteurs et des navires.

Il nous a été possible de définir le flux total d’énergie parcourant le système climatique avec suffisamment de précision pour établir que la planète accumulait de l’énergie du fait de l’augmentation des concentrations atmosphériques de gaz à effet de serre. Nous savons aussi qu’environ 90 % de cette énergie supplémentaire est absorbée par les océans. La chaleur excédentaire accumulée aux tropiques est chassée vers les pôles, surtout par l’atmosphère dans les systèmes météorologiques et les changements de phase de l’eau sont des étapes fondamentales du cycle hydrologique terrestre: l’eau s’évapore à la surface terrestre, puis se condense dans l’atmosphère pour former des nuages, puis les précipitations.

Le fait que l'eau puisse exister sur la planète Terre dans ses trois états (solide, liquide et gazeux) est une caractéristique unique de notre climat. Grâce aux mouvements qui s’opèrent entre la surface terrestre et la troposphère, cette capacité permet de capter de la chaleur en un lieu et de la libérer ailleurs, loin de sa source.

Aujourd’hui, l’observation de la Terre est une source immense d’informations sur notre système climatique, mais elle ne nous révèle pas pourquoi les mécanismes du système climatique sont ce qu’ils sont, ni comment ses différents éléments interagissent et entraînent la variabilité dont nous sommes témoins, ni pourquoi le climat pourrait changer. Pour percer ces mystères, il nous faut recourir à des modèles numériques du système climatique.

Flux d’énergie dans le système climatique terrestre (valeurs en Wm-2) selon Trenberth (2009). Il apparaît clairement que, si le bilan tout en haut de l’atmosphère s’établit entre le rayonnement de courte longueur d’onde net du Soleil et le rayonnement thermique infrarouge de la Terre, il est beaucoup plus complexe sur la surface de la Terre, faisant intervenir d’autres flux d’énergie en sus du rayonnement, en particulier des transports turbulents d’humidité. Dans l’atmosphère, le bilan est encore plus complexe, car il fait intervenir des nuages, l’émission et l’absorption du rayonnement thermique par les gaz à effet de serre, et un dégagement de chaleur latente.

Deuxième étape: les modèles climatiques

En principe, la physique permet de tout calculer grâce à ses équations fondamentales. Elle explique le mouvement de l’atmosphère et des océans, la thermodynamique du cycle de l’eau, le transfert du rayonnement à travers l’atmosphère, de même que les interactions entre l’atmosphère et la surface terrestre. En fait, pour résoudre ces équations physiques, nous devons utiliser un ordinateur et diviser l’atmosphère de la Terre et les océans en millions de mailles à l’aide de techniques numériques complexes.

Les premiers modèles climatiques, appelés modèles de circulation générale, ont été élaborés dans les années 1950, parallèlement à la prévision numérique du temps, qui en était aussi à ses débuts. À l’époque, les modèles étaient d’une grande simplicité et les premières simulations ne prenaient en compte que le flux adiabatique, sans intégrer quoi que ce soit du cycle hydrologique. Il est très vite apparu que la circulation représentée ne serait jamais réaliste en l’absence des processus humides, mais leur intégration posait d’énormes difficultés, avec lesquelles nous sommes encore aux prises aujourd’hui.

Le problème est que de nombreux processus entraînant, par exemple, la convection des cumulus, la condensation ou la formation des nuages et des précipitations interviennent à des échelles beaucoup trop fines pour la grille des modèles. Lors de la conception des premiers modèles de circulation générale, il a fallu trouver le moyen de représenter par paramétrisation les processus trop fins pour leurs mailles, puis de déduire l’effet de ces processus à partir des caractéristiques de l’atmosphère à grande échelle indiquées par les modèles. Au cours des décennies suivantes, il a été possible de perfectionner considérablement ces paramétrisations, grâce à une meilleure compréhension des phénomènes, à des observations plus fines et aux résultats détaillés d’expériences menées en laboratoire ou sur le terrain.

Le modèle climatique est le laboratoire du climatologue. À la différence des physiciens d’expérimentation et des chimistes, nous ne pouvons pas mener à bien des expériences dans le système réel pour éprouver les hypothèses auxquelles nos réflexions théoriques et nos observations nous conduisent: nous devons recourir à un modèle pour décortiquer les rétroactions et les interactions à l’œuvre dans le système climatique afin de comprendre ses mécanismes et ce qui l’amène à varier ou à évoluer. Cela signifie que, toujours soucieux de perfectionner nos modèles, nous ne cessons de tester leur validité à l’aide de nos résultats théoriques et de nos observations.

Ces dernières décennies, les modèles nous ont permis de comprendre de très nombreux aspects du système climatique, aussi divers que les effets de la rétroaction de l’humidité du sol sur la mousson d’Afrique de l’Ouest, les répercussions de phénomènes de la partie occidentale du Pacifique tropical sur les conditions météorologiques hivernales au Royaume-Uni, et la manière dont les montagnes influent sur la trajectoire des tempêtes. Nous avons aussi pu déterminer si le manteau neigeux de l’Himalaya pouvait vraiment influer sur la progression de la mousson indienne et avons trouvé des réponses à bien d’autres questions encore, grâce à des expériences minutieusement conçues et fondées sur des hypothèses tirées d’observations du climat passé ou actuel.

Troisième étape: les capacités de calcul intensif

Depuis le départ, les modèles climatiques exigent beaucoup de calculs. Aussi la puissance de calcul disponible détermine-t-elle le niveau de complexité et la nature des expériences qui peuvent être menées. Peu de sciences sont aussi tributaires des avancées de l’informatique de pointe.

Les capacités de calcul intensif ont transformé la recherche sur le climat. On leur doit l’amélioration de la résolution, qui permet aux modèles d’intégrer plus fidèlement les systèmes météorologiques constitutifs du climat, la possibilité d’introduire dans les modèles du système terrestre davantage de composantes du système climatique (notamment le cycle du carbone et la composition de l’atmosphère), ainsi que leurs transformations. On leur doit aussi la capacité de procéder à de nombreuses simulations pour tester la fiabilité des modèles et rendre compte de l'éventail des scénarios plausibles d'évolution du temps et du climat pouvant découler tout naturellement du fait de la nature chaotique de l’atmosphère et des océans.  

Illustration de l’amélioration apportée à la description des courants dans les couches supérieures de l'océan par l’application d’une résolution plus fine au modèle climatique du Service météorologique du Royaume-Uni. Les courants de surface sont apparents, les plus forts marqués en blanc. On constate qu’une bonne résolution est nécessaire pour capter les tourbillons océaniques et les courants à limites occidentales comme le Gulf Stream.

La complexité a toutefois un coût informatique et il a fallu faire quelques concessions du point de vue de la résolution des modèles climatiques pour pouvoir y représenter diverses interactions et rétroactions dans le système climatique. Les chercheurs s’accordent de plus en plus à penser que beaucoup de ces interactions et rétroactions exercent des effets à des échelles spatio-temporelles liées aux conditions météorologiques et aux tourbillons océaniques. L’augmentation de la puissance de calcul des super-ordinateurs est décisive pour nos recherches.

Améliorer la résolution (spatiale) horizontale est un réel défi: réduire la longueur des mailles de moitié exige dix fois plus de puissance de calcul. Même les modèles les plus récents sur lesquels s’est fondé le Groupe d'experts international sur l'évolution du climat (GIEC) pour son cinquième Rapport d'évaluation, publié en 2013, avaient des résolutions relativement grossières (supérieures à 100 km). La situation évolue toutefois rapidement grâce à un accroissement de la puissance de calcul disponible et à une prise de conscience de la nécessité, pour la science, d'élucider le mystère des mouvements atmosphériques (la météo) et de comprendre comment ceux-ci transportent la chaleur, la quantité de mouvement, l’humidité et d’autres composantes de l’atmosphère.

L’océan est peut-être encore un plus grand défi pour les climatologues, car les tourbillons s’y opèrent à une échelle beaucoup plus petite que dans l’atmosphère. Une résolution de l’ordre de 80 km, habituelle dans les modèles climatiques, exige de paramétrer l’effet des tourbillons océaniques et de renoncer à représenter d’importants éléments de la circulation océanique, tels que le Gulf Stream. Les modèles climatiques les plus récents, dont la résolution est considérablement plus fine (de l’ordre de 20 km), deviennent à même de rendre compte des tourbillons et annoncent une précision bien meilleure, mais il est généralement considéré que des résolutions de l’ordre de 5 km sont nécessaires pour représenter ces tourbillons. Outre le rôle non négligeable que ceux-ci jouent en assurant le transport de la chaleur dans l’océan, les régions d'activité tourbillonnaire se caractérisent par une production biologique élevée et sont donc cruciales pour l’absorption du carbone par l’océan.

Le climatologue doit donc toujours déterminer comment il tirera le meilleur parti des ressources de calcul dont il dispose et choisir entre la résolution optimale, la complexité de la représentation et la taille de l’ensemble. Le choix n’est jamais simple. Il dépend de l’application scientifique disponible et de ce que nous pensons pouvoir attendre des diverses options pour ce qui est de la validité de la simulation ou de la prédiction. Indéniablement, la puissance de calcul des ordinateurs dont nous disposons reste insuffisante et continue de freiner la climatologie. Des investissements encore plus importants s’imposent.

Quatrième étape: le réchauffement de la planète

En 1958, à Mauna Loa (Hawaii, États-Unis d'Amérique), Charles David Keeling commença à mesurer les concentrations de dioxyde de carbone (CO2) dans l’atmosphère. Il s’aperçut rapidement qu’elles augmentaient systématiquement d’une année à l’autre. C’est ainsi que les changements climatiques d’origine humaine commencèrent à influer sur la climatologie.

Les premières simulations des incidences potentielles d’une augmentation du CO2 remontent aux années 1970. Au début des années 1980, elles faisaient partie intégrante de la recherche sur le climat au sein du Service météorologique du Royaume-Uni et ailleurs. Une étude phare fut celle que menèrent en 1974 Suki Manabe et Dick Wetherald sur les effets qu’aurait un doublement du taux de CO2 sur le climat d’un modèle de circulation générale (The Effects of Doubling the CO2 Concentration on the Climate of a General Circulation Model): les auteurs prédirent un réchauffement planétaire de 2,93 Kelvin (K), une valeur proche du milieu de la fourchette définie actuellement. Ils prédirent également d’autres incidences, que nous avons depuis observées et attribuées aux changements climatiques dus aux gaz à effet de serre: le refroidissement de la stratosphère, l’accélération du réchauffement des pôles et un réchauffement plus marqué de la haute troposphère aux tropiques.

La nécessité de déterminer la sensibilité du système climatique aux gaz à effet de serre a assurément eu une forte influence sur l’évolution des modèles. Des projets d’envergure, notamment des partenariats scientifiques à l’échelle nationale comme internationale, en ont exigé divers types: un modèle océanique très interactif pour examiner l’absorption de la chaleur par l’océan, des modèles de la biogéochimie marine pour définir la part revenant au cycle du carbone dans l’accélération du réchauffement planétaire, des modèles complexes de la microphysique des nuages pour élucider les rétroactions nuageuses, et des modèles interactifs eau-glace pour expliquer l’amplification du réchauffement dans les régions polaires.

Lors de la publication du cinquième Rapport du GIEC, en 2013, le réchauffement de la planète ne faisait plus de doute. Le GIEC a déclaré: «Il est extrêmement probable que plus de la moitié de l’augmentation observée de la température moyenne à la surface du globe entre 1951 et 2010 est due aux activités humaines». Cette déclaration se fondait sur les données produites par des modèles climatiques conçus pour indiquer ce qu’aurait été le climat planétaire sans émissions humaines de gaz à effet de serre et sans changement d’affectation des terres. C’est grâce à l’élaboration de modèles climatiques complexes au cours des 50 dernières années qu’il a été possible de déterminer que le réchauffement de la planète était dû à des facteurs humains.

La recherche des causes du changement climatique ne se limite plus à l’examen de la température moyenne à la surface du globe, mais se porte désormais sur d’autres éléments, des aspects plus régionaux du système climatique, et même des phénomènes extrêmes comme les crues, les sécheresses et les vagues de chaleur. Chaque année, il devient plus irréfutable que les changements climatiques d’origine humaine ont contribué à la gravité de ces phénomènes.

Malgré le débat autour des incertitudes liées aux modèles climatiques et aux projections du changement climatique, l’une des principales conclusions du cinquième Rapport du GIEC est le fait tout simple, mais fondamental, que, si nous continuons à accumuler du carbone dans l’atmosphère, la planète continuera de se réchauffer, tout comme Arrhenius en avait fait l’hypothèse en 1896. Il ne fait aucun doute que le changement climatique est devenu le problème fondamental du XXIe siècle.

Pour préparer un avenir sûr et durable

En 1990, à l’époque de la publication du premier Rapport du GIEC, Margaret Thatcher, alors Premier Ministre britannique, fonda le Centre Hadley pour les prévisions climatiques et la recherche sur le climat au sein du Service météorologique du Royaume-Uni. Les mots qu’elle prononça alors restent autant d’actualité qu’il y a 25 ans:

«Nous pouvons dire que nous avons reçu le rapport d’expertise, que celui-ci révèle des défauts, et que les travaux de remise en état doivent commencer au plus vite. […] Nous mettrions en péril les générations futures si, après avoir reçu cette alerte précoce, nous ne réagissions pas ou nous nous contentions de penser «Bah, tout ça n’arrivera pas de mon vivant !». […] Les problèmes ne concernent pas l’avenir: ils se posent ici et maintenant et ce sont nos enfants et nos petits-enfants, qui sont en train de grandir, qui en pâtiront.»

Grâce à l’évolution qu’elle a suivie, la climatologie est maintenant prête à jouer un rôle décisif pour nous aider à préparer un avenir sûr et durable. La capacité prédictive des modèles climatiques nous permet de «voir l’avenir» et de mieux nous armer pour gérer les risques que nous avons fait naître du fait de notre interférence avec le système climatique.

Comme je l’écrivais au début de cet article, «le climat, il faut s’y préparer; le temps, il faut s’en accommoder.» Du fait de l’évolution de la science du climat que j’ai esquissée, nous avons commencé à voir qu’il n’y a en fait guère de distinction entre le temps et le climat: la même science rend compte des deux. Pour ce qui est de l’avenir et du réchauffement planétaire, les plus grands impacts du changement climatique que nous sentirons seront liés à des modifications du temps, à des conditions météorologiques dangereuses, telles que des crues, des tempêtes et des vagues de chaleur. Lors de la prochaine étape, la science du climat s’ancrera dans la météorologie locale.

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