La gestion de l’eau et des données comme instrument de la paix
- Author(s):
- François Münger, Natasha Carmi, Caroline Pellaton, Jean Willemin du Geneva Water Hub
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Tandis que le changement climatique se mue en crise planétaire, la planète prend la mesure de l’importance vitale que revêt l’eau. L’accès à l’eau potable est essentiel à la stabilité des sociétés humaines et à la durabilité des écosystèmes. De plus, la pénurie d’eau est susceptible d’entraîner des troubles politiques et sociaux. Ainsi, l’Inde et le Pakistan remettent aujourd’hui en cause le Traité des eaux de l’Indus, qu’ils ont signé en 1960, en raison de la modification récente du régime des précipitations et des «prélèvements d’eau» de plus en plus importants qui fait suite à la construction de barrages sur leurs territoires1. L’Australie, confrontée, d’une part, à des feux de brousse dévastateurs et, d’autre part, à une prolifération d’algues menaçant les écosystèmes d’eau douce et altérant la qualité de l’eau potable, connaît un autre type de crise2. En Russie, le gouvernement a été contraint de publier un plan d’action sur le changement climatique pour faire face à des conditions météorologiques extrêmes. La pénurie d’eau accroît la demande de nouveaux barrages et de cultures résistant à la sécheresse3. Au Pays-Bas, le pouvoir judiciaire a récemment déclaré que l’inaction du gouvernement en matière de changement climatique constituait une violation des droits humains4. La gestion durable des ressources en eau est donc un grand défi mondial du XXIe siècle.
Relever ce défi n’est pas aisé, d’autant que la population humaine ne cesse de croître. De plus en plus souvent, des problèmes hydriques sont un facteur de fragilisation, aux plans local, national et régional5. De l’avis général, la pénurie comme la baisse de qualité de l’eau augmentent les risques de conflits6. Il n’est donc pas surprenant que la gestion des ressources en eau soit devenue un grand enjeu politique. Depuis cinq ans, il est indiqué dans le rapport annuel sur les risques mondiaux du Forum économique mondial que les responsables politiques et économiques de la planète classent les crises liées à l’eau parmi les risques les plus sérieux7. Dans le rapport de 2020, les phénomènes météorologiques extrêmes, l’absence de mesures d’atténuation du changement climatique, les catastrophes naturelles et la crise de l’eau figurent parmi les dix risques les plus imminents et les plus inquiétants pour la stabilité mondiale: «À horizon de dix ans, les phénomènes météorologiques extrêmes et l’échec des politiques de lutte contre le changement climatique sont considérés comme les menaces les plus graves».
Le changement climatique se traduit souvent par des crues ou des sécheresses. Il entraîne de plus un accroissement de la variabilité du climat et une succession de phénomènes climatiques extrêmes, qui fragilisent beaucoup le développement durable. Ses principales conséquences sont les grandes pénuries d’eau et les inondations. Selon le Groupe d’experts de haut niveau sur l’eau et les catastrophes (HELP), sur les mille pires cataclysmes depuis 1990, 90 % sont d’origine hydrologique. En 2018, les catastrophes liées à l’eau ont coûté 6 500 vies humaines et ont compromis les moyens de subsistance de plus de 57 millions de personnes, ce qui correspond, sur le plan économique, à une perte de 140 milliards de dollars sur la planète (HELP, 2019).
Il ne faut pas oublier que le changement climatique sera surtout lourd de conséquences pour les États et les régions fragiles, dans lesquels il exacerbera les difficultés sociales, économiques et environnementales comme les problèmes de gouvernance. Les régions vulnérables constituent souvent un terrain fertile pour les conflits et les formes violentes d’extrémisme. Une stratégie efficace d’adaptation au changement climatique devrait donc intégrer tous les facteurs qui déstabilisent les pays et les régions. Par l’atténuation de ces facteurs, les pays les plus vulnérables pourraient être mieux armés pour faire face à l’évolution de leur climat.
À cet égard, la gestion des ressources en eau a une portée diplomatique qui reste inexploitée. Les crues et les sécheresses sévissent sans tenir compte des frontières politiques. Pour bien gérer les ressources hydriques, il faut collaborer à l’échelle internationale. Tout effort dans ce sens favorise donc la coopération et la paix. C’est dans cette perspective constructive que le Geneva Water Hub (GWH) a été créé en 2014, avec le soutien de la Direction du développement et de la coopération suisse et de l’Université de Genève.
Le GWH a pour but de mieux cerner et de mieux prévenir les tensions liées à l’eau, dans une perspective tant intersectorielle que transfrontière, au profit d’une gestion saine de l’eau en tant qu’instrument de paix et de coopération. Le GWH s’emploie à jeter des ponts entre les différents groupes de praticiens et à mettre à profit les ressources disponibles de la Genève internationale pour élaborer un programme «hydropolitique».
L’utilité des données pour la coopération dans le domaine de l’eau et pour la paix
Les crues et les sécheresses dont souffre la planète sont largement couvertes par les médias. Elles font clairement sentir le besoin de disposer de données complètes sur l’eau. Au cours des trois dernières années, deux importants organismes stratégiques, le Groupe de haut niveau sur l’eau (HLPW) et le Panel mondial de haut niveau sur l’eau et la paix (GHLPWP), ont oeuvré de concert pour que les questions relatives à l’eau soient considérées comme des priorités politiques. Ensemble, ils ont souligné la nécessité de disposer de données sur l’eau, formulé des recommandations pour la gestion de l’eau et fait valoir qu’une gestion intégrée de l’eau favorisait la paix et le développement durable.
En 2017, le Panel GHLPWP a publié «Une question de survie», un rapport présentant les analyses et les recommandations auxquelles il a souscrit au terme de deux ans de consultations et de discussions avec les parties prenantes. Il recommande notamment de renforcer «la prise de décision basée sur la connaissance, les données et la coopération», de même que de relever «le niveau des connaissances se rapportant aux questions de qualité et de quantité de l’eau […] à tous les niveaux. Les connaissances sur l’eau souterraine et les aquifères, qui représentent plus de 90 % des réserves mondiales d’eau douce non gelée, doivent être améliorées en priorité»8.
En 2019, HELP a également publié son premier rapport mondial, destiné tant aux gouvernements qu’aux parties prenantes. Les dirigeants et les utilisateurs y sont exhortés à tirer les leçons des grandes catastrophes liées à l’eau et à investir dans les systèmes d’informations. Selon ce rapport, les données sur l’eau sont essentielles pour nous permettre de nous préparer aux catastrophes10.
Les données sur l’eau au service de la paix
Le deuxième événement, une table ronde sur les apports de l’hydrologie au développement durable et à la paix, s’est tenu en juin 2019, pendant le Congrès météorologique mondial, à l’ouverture de l’Assemblée hydrologique de l’OMM. Son thème principal était «Approfondir la vision et la stratégie de l’OMM en matière d’hydrologie ». Des missions qui avaient participé au premier événement ont également assisté à la table ronde, qui s’est avérée une excellente introduction aux délibérations de l’Assemblée hydrologique. Parmi les thèmes de discussion figuraient l’importance de l’eau pour le développement durable, et l’utilité de recueillir et de mettre en commun les données sur l’eau pour instaurer la paix. Les participants ont souligné que les décideurs politiques devaient absolument comprendre le lien entre science et politique pour être efficace et améliorer la gouvernance dans la perspective de la réalisation des objectifs de développement durable.
L’Observatoire mondial pour l’eau et la paix
- Recueillir des données et recenser méthodiquement les activités menées sur toute la planète dans les domaines de l’eau, de la paix et de la sécurité, et fournir chaque année une synthèse des résultats.
- Créer un «espace sûr» lors des consultations préalables aux négociations pour élaborer les projets et examiner en amont les grands problèmes liés à l’eau, à la paix et à la sécurité, en partant du principe que la première étape de tout processus de négociation et de consultation est l’accord sur les données.
- Encourager l’élaboration et l’application de méthodes et d’outils innovants, s’appuyant sur des données sur l’eau, pour mieux comprendre et mieux résoudre les problèmes liés à l’eau, à la paix et à la sécurité.
Le rôle des données dans la gestion des eaux souterraines transfrontalières: une entrée en matière diplomatique au sujet du bassin aquifère sénégalo-mauritanien
Une collaboration dans le domaine de la gestion de l’eau en Afrique de l’Ouest offre un bel exemple de la manière dont ce type de démarche peut contribuer à instaurer la paix et la bonne volonté entre les pays. Afin de relever le défi d’une gestion durable de l’eau, la Gambie, la Guinée-Bissau, la Mauritanie et le Sénégal ont entamé une discussion sur la gestion conjointe d’un système aquifère commun, essentiel au développement économique et social de leur région. Les quatre États partageant le bassin aquifère sénégalo-mauritanien (BASM) se sont réunis à Genève les 6 et 7 février 2019 à l’occasion d’une table ronde, dans l’idée d’envisager une coopération stratégique transfrontière pour la gestion des ressources en eau. Organisée conjointement par le GWH et le Secrétariat de la Convention sur la protection et l’utilisation des cours d’eau transfrontaliers et des lacs internationaux, sous l’égide de la CEE-ONU, cette réunion diplomatique avait pour but explicite que les quatre ministères en charge de l’eau ait un premier échange sur les connaissances actuelles relatives à ce système complexe d’aquifères. La production de données, la mise en commun des informations et le financement durable figuraient parmi les principaux points abordés.
D’une superficie d’environ 350 000 km2, le BASM est le plus grand bassin hydrogéologique atlantique du nord-ouest de l’Afrique. Ses eaux souterraines sont une ressource stratégique pour les quatre États sur lesquels il s’étend. Leur population (qui s’élève au total à plus de 24 millions d’habitants) en est largement tributaire pour satisfaire ses besoins en eau potable et elles sont indispensables pour diverses utilisations sectorielles. Le BASM approvisionne en eau de grandes villes comme Dakar et Bissau. Les quatre États sont toutefois confrontés à des difficultés d’approvisionnement en eau, notamment en raison de la salinisation, de la pollution et des incidences du changement climatique sur les précipitations nécessaires à la recharge des nappes phréatiques. Compte tenu de la précarité de la situation du bassin aquifère, une coopération à l’échelle régionale s’impose, tout comme l’acquisition de plus amples connaissances sur les systèmes aquifères.
Organismes de bassin du XXIe siècle, développement durable et utilité des données dans les plans d’investissement communs
La production de données pour la diplomatie de l’eau et du climat
Footnotes
1 India Stops Water Flow From Three Rivers Into Pakistan
2 Australia Bushfires And The Threat to Drinking Water, Ecosystems
4 Dutch Court Says Government Inaction On Climate Change Violates Human Rights
5 FAO 2018: Water Management in Fragile Systems: Building Resilience to Shocks and Protracted Crises in The Middle East and North Africa
6 Water Scarcity: The Most Understated Global Security Risk; Lack of water will raise the risk of conflict – here's what we need to do
7 The Global Risks Report 2019, consulté pour la dernière fois le 8 janvier 2020
8 ONU (2016). Une question de survie (Rapport). Genève: Centre de l’eau de Genève
9 Groupe de haut niveau sur l’eau, «Making every drop count: an agenda for water action»(Faire en sorte que chaque goutte compte: un programme d’action pour l’eau (14 mars 2018).
10 Rapport mondial HELP sur l’eau et les catastrophes 2019
11 Le 19 novembre 2018, le Conseil a émis des conclusions sur la diplomatie de l’eau, soulignant le lien fondamental entre l’eau et le climat. «Le Conseil note que la pénurie d’eau est susceptible de compromettre la paix et la sécurité, car les risques liés à l’eau peuvent coûter cher sur les plans humain et économique, avec des conséquences directes pour l’UE, notamment par le biais des flux migratoires».
Le 20 janvier 2020, le Conseil, se référant à ses propres conclusions sur la diplomatie climatique adoptées le 18 février 2019, a rappelé que «le changement climatique est une menace existentielle pour l’humanité et la biodiversité dans tous les pays et toutes les régions, et appelle une réaction conjointe urgente. C’est pourquoi il est essentiel que l’UE donne l’exemple pour renforcer les ambitions de la planète en matière de climat.»